Si les objets connectés apparaissent pour beaucoup comme un nouvel Eldorado, le marché semble encore avoir du mal à décoller ; rencontre avec Christophe Benavent, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, et auteur de plateformes : Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix.
Christophe, le marché des objets connectés stagne : où se situe le vrai problème ?
Disons qu’il ne croît pas aussi vite qu’on l’espérait ! Il y a au moins deux grands facteurs pour expliquer ceci. Le premier est relatif à la fragmentation de ce marché qui s’organise sur des usages spécifiques et des devices dédiés. Même si d’un point de vue technologique les composants sont universels : capteurs de mouvement, de température, protocole de commission etc, leur usage couvre un champ limité : surveiller un poids, régler une température. La croissance se fait par grappes. Le second facteur est lié au fait que justement les usages se cherchent encore. Si pour le suivi du diabète c’est une évidence, on notera que cette population est réduite : de l’ordre de 3 millions en France soit moins de 5% de la population. L’expérience du sport avec ses taux d’abandon élevés (60% au bout de quelques semaines) illustre un cas où l’utilité n’est pas universelle. Même si plus de 80% de la population aurait une activité physique et sportive, seule une petite part d’entre elle est concernée par les fitbits et autres trackers. D’autres marchés sont simplement immatures même s’ils sont destinés à un bel avenir.
Nudge et mentoring semblent nécessaires pour permettre aux consommateurs de s’approprier ces nouveaux objets…
Oui car le retour d’information, le feedback de l’activité n’a pas systématiquement l’effet de modifier les comportements ou de s’inscrire dans une habitude. Mesurer le nombre de pas journaliers est amusant quelques semaines mais au-delà peut devenir une contrainte ou une source de frustration. La valeur de leur usage se révèle sans doute dans l’accompagnement que la mesure permet. Pour que les objets s’inscrivent dans la vie quotidienne, il faut soit qu’ils deviennent invisibles agissant de manière autonome, le thermostat, ou qu’ils deviennent le support d’un système motivationnel, pouvant prendre la forme de nudges dans le cas le plus éthique, ou être plus insidieux.
Selon toi, les objets connectés doivent s’inscrire dans une logique de plateforme : qu’entends-tu par « logique de plateforme » ?
Pour qu’il soit opérant, il est nécessaire que les données captées soient stockées et traitées. Avec la diffusion des objets connectés on va voir des plateformes spécialisées dans la gestion de ces données. Elles les restitueront, après transformation, aux utilisateurs sous la forme de notifications, de tableau de bord, de recommandation, de ranking mais pourront aussi servir des tiers en informations pour qu’ils proposent des services. Ça peut être de la publicité, des services de coaching ou de préparation, souvent l’automatisation de taches triviales qui nous apparaissent comme des corvées. Ces tiers de services allant puiser via les API les ressources en données et en calculs dont ils ont besoin. Les plateformes se nourrissent de l’interaction de différents versants du marché, apportant des capacités d’appariement, et se donnent le pouvoir d’influencer les conduites des individus pour rendre les interactions plus fortes et plus valorisantes.
Oui l’économie des objets connectés répond à une logique de plateformes, d’un écosystème de plateformes. Toute la question est désormais de savoir qui va s’approprier la valeur ? Les fabricants par la vente de devices, car leur caractère tangible permet de les valoriser? Les plateformes de données qui ont une plus grande expérience dans le traitement et leur transformation ? Les tiers de services qui sauront mieux que d’autres fidéliser et valoriser leurs clientèles ? Les entreprises de communication qui font circuler les données ? C’est aujourd’hui la principale inconnue. Si l’on suit les modèles écologiques, on peut s’attendre à ce que les chances des uns ou des autres dépendent de la densité de l’écosystème. Dans une première phase ce sont les plateformes généralistes à forte capacité de colonisation et ajustée à l’environnement, qui vont prendre l’avantage : quand un champ vient d’être labouré, les premières plantes qui s’emparent de l’espace vierge sont celles qui se multiplient rapidement. Elles forment ensuite le terreau et permettent aux arbustes de type robustes de se développer à un rythme plus lent. Là ce sont généralement les espèces dites polymorphes, celles qui développent une capacité d’ajustement à l’environnement qui triomphent (les omnivores par exemples). Leur équivalent en termes de plateformes sont par exemple les plateformes de streaming qui avec des modèles freemium exploitent différents segments dont les proportions évoluent avec le temps. Quand la densité d’objets sera élevée, que les interactions entre les différents marchés et plateformes seront fortes, alors un espace sera ouvert aux plus spécialisés. C’est dans la forêt tropicale humide que les colibris trouvent leur nectar, dans une seule espèce de fleur.
Avec ce schéma de pensée on peut faire le pronostic que l’avantage sera donné dans un premier temps aux modèles gratuits : ceux qui diffusent sans frais un grand nombres d’objets et peuvent valoriser les données obtenues auprès de tiers prêts à payer. Il n’est pas étonnant que l’assurance en soit un des premiers acteurs.