Plaire et Toucher, le dernier essai de Gilles Lipovetsky entretien croisé

Gilles, vous êtes philosophe et sociologue, et venez de publier Plaire et Toucher, essai sur la Société de séduction chez Gallimard. La séduction a été vilipendée pendant des millénaires. Qu’est-ce qui a changé ?

Le désir de plaire et les comportements de séduction ( parures, cosmétiques, cadeaux, œillades, minauderies) semblent à bien des égards atemporels, depuis que des espèces se reproduisent par voie sexuelle. Néanmoins , l’hypermodernité libérale marque une rupture majeure dans cette histoire multimillénaire, tant s’impose dans nos sociétés la généralisation de l’ethos de séduction et la suprématie de ses mécanismes. Nous voici pour la première fois dans une société de séduction, celle où la règle du « plaire et toucher » est généralisée.  Pourquoi ? plusieurs raisons: d’abord, nous sommes dans une Société de consommation qui est recentrée sur l’individu, dans laquelle les consommateurs sont moins axés sur l’image qu’ils renvoient -même s’ils le sont toujours un peu- que sur ce qu’ils ressentent. Ce n’est plus la possession d’un bel objet qui vous différencie, mais une recherche de plaisir et de sensation. Les consommateurs veulent aimer; leur rapport au monde est “affectuel”; le rapport aux autres a décliné au bénéfice du rapport à soi; c’est une consommation plus “intimisée”; on veut vivre “ici et maintenant”. Ensuite, la Société de consommation génère un capitalisme de la séduction qui entretient cette dynamique. Et ce capitalisme n’a pas le choix. Car si auparavant les marques devaient produire comme le faisait Ford pour répondre à une demande, aujourd’hui le paradigme s’est inversé et il y a trop d’offre. Il faut donc séduire et plaire ; c’est la raison pour laquelle ce capitalisme a incorporé dans ses opérations ce qui relevait de l’art. On le voit bien dans les liens entre le luxe et l’art.

Comment s’exprime cette séduction ?

Dans les années 50, la séduction passait par la nouveauté et par la technique. Aujourd’hui elle passe par l’expérientiel, qui a conquis tous les domaines de notre culture : des hôtels aux centre-ville, des boutiques aux objets design, du développement des concerts Live au traitement de l’information sur les chaînes d’infos, tout doit créer une résonance, une vibration émotionnelle, et plus simplement fonctionnelle. Les musées se créent des enveloppes architecturales spectacles, hyper séductrices (voir le Louvre d’Abu Dhabi, la Philarmonie, le Guggenheim de Bilbao, la Fondation Louis Vuitton…) : on est loin des gratte-ciel froids, anonymes et fonctionnels de l’école de Chicago. L’émotionnel l’emporte sur la rationalité et c’est devenu l’outil obligatoire pour vendre.

Quel sera l’impact pour les marques ?

La Société de séduction se heurte à plusieurs défis: le défi écologique d’abord, mais aussi politique et culturel. le premier sera clé pour les marques. Mais ce qui se prépare est la conjonction de l’impératif écologique et de l’impératif de la séduction, notamment parce que la Société de concurrence mondialisée ne peut échapper aux stratégies de séduction. Par ailleurs, d’un point de vue culturel -et même politique, on ne peut pas laisser notre Société se rapporter uniquement au Plaire et Toucher; la vie ne se réduit pas à cela. Et ce n’est pas le capitalisme de la séduction qui pourra changer les choses dans ce domaine; il faut se reporter sur d’autres institutions comme l’école qui a un rôle clé à jouer pour éduquer à une certaine maturité vis à vis de la consommation et de la séduction. C’est pourquoi je plaide pour une “séduction enrichie”, “augmentée”, belle et enrichissante. Ce peut être aussi le défi des marques qui orientent le goût et doivent avoir un rôle citoyen.

Propos recueillis par Florence Hussenot – Adwise

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