L’innovation opposera toujours tenants du marketing de l’offre – tout repose sur les ingénieurs et autres techniciens – à ceux du marketing de la demande – pas de salut hors de l’interrogation des consommateurs.
Web social et nouvelles technologies ne changent rien à la donne : tout au plus exacerbent-ils les oppositions. Ainsi les startupers, galvanisés par le succès d’un Steve Jobs en puissance, ne croient qu’en leur génie créatifs, tandis que les seconds préfèrent arguer de la multitude d’insights que laissent les socionautes sur la toile.
Deux approches contradictoires qui dénotent une méconnaissance profonde des processus d’innovation …
Innover, c’est long, très long
Un jour, Steve Job regardait son Apple II en se disant : « Tout cela n’est pas très convivial, les gens travaillent dans un bureau, on va leur mettre un bureau sur leur ordinateur » … En réalité, il s’est très fortement inspiré des travaux de Xerox qui œuvrait dans cette direction depuis des années.
Ce qui fera dire à Bill Gates, accusé d’avoir copié Apple en lançant Windows : « Nous avons tous deux bénéficié du travail que Xerox Parc a fait en créant une interface graphique – ils n’étaient pas les seuls, mais ce sont eux qui ont fait le meilleur travail ».
L’intéressant dans cette remarque, c’est moins de pied de nez du fondateur de Microsoft à son rival que l’aveu que tous les principaux acteurs du secteur réfléchissaient à la question, avec plus ou moins de succès.
Les recherches qui aboutissent à des avancées technologiques s’inscrivent dans un temps extrêmement long au cours duquel tous les concurrents se posent les mêmes questions – voire échangent sur leurs travaux dans les organismes de normalisation !
Ainsi pour mettre au point le fameux mp3 en 1995, l’institut Fraunhofer s’est appuyé sur des travaux initiés notamment par RCA aux USA 20 ans plus tôt, le résultat s’inscrivant dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne au sein du programme Eureka.
Une fois les technologies mises au point, c’est la course pour arriver le premier : bien que parti en retard sur le marché des baladeurs numériques – Thomson avait participé à la mise au point du standard mp3, Archos commercialisait déjà un appareil à disque dur – Apple a su adapter l’iPod aux attentes des utilisateurs en matière d’ergonomie et ravir la première place.
Un consommateur qui n’attend rien
Les études réalisées par la Direction Générale des Télécommunications, l’ancêtre d’Orange, montraient clairement que les Français, dans leur écrasante majorité, ne voyaient aucun intérêt à un téléphone permettant de converser dans la rue.
De là à considérer que le mobile n’avait aucun avenir, il n’y avait qu’un pas … qu’aucun opérateur dans le monde n’allait franchir : comme nous de le souligner, la recherche s’inscrit dans la durée et l’on ne remet pas en cause des années de travail parce les consommateurs n’en distinguent pas l’intérêt.
Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas se soucier de leurs réelles attentes ; simplement le questionnement direct ne constitue pas toujours le moyen le mieux adapté : car il était évident que dans un monde de plus en plus urbain et de plus en plus rapide, les gens ne pourraient que plébisciter un système permettant de rester en contact avec son microcosme en tout lieu et à tout heure.
Simplement, il ne faut pas regarder par le petit bout de la lorgnette, il faut considérer plus largement les tendances sociétales et les phénomènes émergents… et pas seulement sur l’angle étroit de son propre business.
Il faut considérer nos clients au centre d’un gigantesque trade off : pour 30 à 40 euros, un jeune pourra se payer un sortie ou … un micro-ondes : pas le même usage mais il lui faudra bien effectuer un choix si ses moyens ne lui permettent pas d’acheter les deux.
Chez Thomson pour mieux appréhender de tels phénomènes dans la durée, nous avions mis au point un réseau baptisé Consumer Insight Network où nous partagions nos connaissances avec Orange, PSA, Danone, Prisma et quelques autres, pour mieux saisir les consommateurs dans leur globalité.
Consumer Insight Network
Au sein de ce réseau, nous organisions des rencontres non seulement entre gens de marketing, mais nous invitions les ingénieurs, les designers, les vendeurs, le product development… et même parfois des juristes et des financiers.
Sans oublier des experts extérieurs à nos entreprises, sociologues, ethnologues, prospectivistes, etc.
L’innovation constitue un étrange processus alchimique auquel tout un chacun peut apporter sa contribution : le Consumer Insight Network fournissait à tous ses membres des stimuli enrichissant sa propre réflexion.
Innover, c’est aussi considérer autrement la réalité, l’examiner sous un angle différent : un ingénieur, un marketer ou un juriste ne l’appréhenderont jamais pareillement : conjuguer les regards, c’est multiplier les points de ruptures nécessaires à une reconstruction originale.
Aujourd’hui
Et aujourd’hui ? Tout a changé… et rien n’a changé.
Tout a changé, parce que le temps s’est considérablement accéléré et que les opportunités se sont multipliées.
Pas le temps de la recherche fondamentale mais celui de la mise sur le marché : désormais tout se passe dans une sorte d’urgence absolue.
La cause : la multiplicité des « briques élémentaires » disponibles sur le marché. Hier – et aujourd’hui encore – aucun des grands du High Tech ne disposait de la totalité des licences nécessaires à la mise au point d’un nouveau produit : alors chacun effectuait son marché chez… ses concurrents ; la tradition perdure : Samsung demeure le premier fournisseur… d’Apple.
Par contre, pour lancer un Airbnb, un BlaBlaCar ou un Uber, tout est à disposition sur le Net. Presque pareil pour une montre connectée : on peut faire son marché chez des tas de sous-traitants.
Mais il ne suffit pas d’avoir la bonne idée, ni même d’être le premier : Airbnb n’a rien inventé en proposant à des particuliers de louer des chambres à d’autres via Internet ; mais ils sont été les premiers à atteindre la taille critique qui permet de verrouiller le marché derrière soi.
D’où l’urgence et les techniques adaptées à cette urgence, comme le Growth Hacking : on teste des « trucs », ça passe ou ça casse… et si ça passe pas, on essaie autre-chose… ou on ferme boutique ! C’est ce qu’a fait Airbnb en détournant les clients de Craigslist.
Une question de posture
Tout a changé… mais rien n’a changé.
Rien n’a changé parce qu’en agissant ainsi, on ne met pas vraiment toutes les chances de son côté : les startupers n’ont d’yeux que pour les licornes et oublient souvent un peu trop vite que plus de 9 startups sur 10 disparaissent dans les deux ans.
Innover, ce n’est pas seulement mettre l’emphase sur les technologies, sans trop se soucier du consommateur – pas plus que ce n’est de se promener indéfiniment sur les médias sociaux en espérant trouver le Graal par sérendipité !
La sérendipité, c’est avant tout un état d’esprit – ou plutôt d’ouverture d’esprit : être toujours prêt à saisir une information pertinente là où la majorité des surfeurs ne verraient strictement rien.
L’innovation, c’est pareil : une question de posture, un état d’esprit.
Ne porter sur le monde qu’un œil de technicien – ne pas tomber dans les travers du marketing de l’offre ; mais ne pas tomber dans ceux du marketing de la demande en ne considérant que la surface et l’instant présent.
Innover, c’est embrasser les grands mouvements sociétaux tout en conservant en tête toutes les technologies disponibles : parfois, on a la vision de génie, mais bien souvent, mieux vaut se mettre à plusieurs pour conjuguer toutes les compétences.
Après, on resserre et on affine.
Des deux côtés : on améliore la technique, et peaufine son adaptation à ses futurs acheteurs.